प्रत्यक्षानुमानागमाः प्रमाणानि॥७॥
pratyakṣa-anumāna-āgamāḥ pramāṇāni ॥7॥
La perception directe, l’inférence et le témoignage compétent (témoignage de quelqu’un qui a des compétences/autorités nécessaires) constituent (les preuves qui amènent vers) la vraie connaissance.
Commentaire de Vyasa
A travers les sens, le citta (champ du mental) est attiré vers et coloré par une substance externe (upa-raga). Il en résulte un vritti (fluctuation) dans le citta. Ce vritti est le pramana (preuve amenant vers la vraie connaissance) que l’on nomme la perception directe (pratyaksa). Son rôle primaire est de déterminer le spécifique dans une matière qui est composée des qualités générales et spécifiques.
Le résultat est le discernement non-distingué des fluctuations (vritti) dans le citta par Purusha, comme ci ces fluctuations étaient non-différentiables de lui-même. Purusha est la cause du discernement précis par Buddhi (l’intellect). Nous établirons cela dans la durée.
L’inférence (anumana) est le vritti (fluctuation) qui détermine les qualités générales (d’une matière), ayant pour objet la connexion qui existe entre les objets de la même catégorie mais qui n’existe pas entre les objets d’une différente catégorie. Par exemple : « la lune et les étoiles bougent parce que l’on peut les voir changer leur locus, » ou « le mont Vindhya ne bouge pas, parce que l’on ne le voit pas changer son locus ».
Une matière perçue ou inférée par une personne accomplie (maître) est enseignée par les mots afin de transférer la connaissance d’une personne à l’autre. Le vritti (fluctuation) généré par ces mots, ayant pour objet la matière et sa valeur, est l’acquisition par celui qui écoute (agama) (cognition verbale).
Quand celui qui parle n’a ni perçu ni inféré l’objet (en question), et parle de choses dont on ne peut pas faire confiance, cette cognition verbale échoue. Mais il n’échoue pas dans le cas de l’enseignement d’origine.
Discussion
Dans Ayurvéda, Prajnaparadha (faute d’intellect, crime contre la sagesse, manque de discernement) est vu comme étant la cause principale des maux du corps et de l’esprit. Bhagavad Gita parle sans cesse de l’importance de la vraie connaissance dans la quête de la libération. Dans l’intégralité des traditions hindous, rien n’est plus mal vu que se fier aux mauvaises connaissances et faire les fautes d’intellect.
Mais comment distinguer le vrai du faux ? Comment s’assurer que nous ne faisons pas de fautes d’intellect ? Comment être sûr que nous suivons la voie de la vraie connaissance et ne nous perdons pas dans la fausse connaissance ? C’est le rôle de Pramana (l’épistémologie) qui décrit les moyens valables d’avoir la vraie connaissance.
Patanjali considère Pramana (prama = discernement/appréhension de l’état, condition, fait, l’objet, principe pour la première fois) comme étant le seul vritti (fluctuation) qui est aklishta (ne cause pas de souffrance). En Yoga, on considère trois méthodes valides de la vraie connaissance :
- Pratyaksa ou la perception directe.
- Anumana ou l’inférence.
- Agama ou témoignage par quelqu’un qui en possède l’autorité/témoignage valide.
A noter : Traditionnellement, l’étude de l’épistémologie est considérée comme ayant la plus grande importance dans l’enseignement de Yoga. Sans cela, aucun enseignement de Yoga ne peut être considéré valide. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je termine presque chaque cours en vous demandant si vous avez des questions (et j’insiste !) car c’est à travers les questions et les réponses que l’épistémologie est enseignée.
Pratyaksa
« A travers les sens, le citta (champ du mental) est attiré vers et coloré par une substance externe (upa-raga). Il en résulte un vritti (fluctuation) dans le citta. Ce vritti est le pramana (preuve amenant vers la vraie connaissance) que l’on nomme la perception directe (pratyaksa). Son rôle primaire est de déterminer le spécifique dans une matière qui est composée des qualités générales et spécifiques. »
Avant tout, il y a la perception directe. Sans que l’on saisisse ce que c’est le soleil (on a eu la perception directe du soleil), il sera impossible de creuser sa nature ou encore discuter sur son mouvement et son rôle dans nos vies. Pratyaksa (la perception directe) est toujours la première étape de l’épistémologie. Mais comment marche cette perception directe ?
Avant tout, il est important que l’objet (vastu) soit présent. Sans la présence d’un objet, on ne peut pas parler de perception directe. Ensuite, c’est le rôle des sens (jnanindriya – les sens cognitifs) de mettre en contact le citta (champs du mental) avec l’objet en question. Le mot que Vyasa utilisé ici est très intéressant : upa-raga. Upa veut dire à proximité de. Raga veut dire attirance/coloration/tiré vers.
Dit autrement, les 5 sens (ou les sens utilisés durant la perception directe) sont en train de tirer notre citta vers l’objet en question, tout en produisant une coloration. Ce processus donne naissance à une fluctuation dans le champ du mental. Et c’est ce processus que l’on nomme pratyaksa.
A noter : s’il y a une coloration/fluctuation dans le mental sans présence d’un objet (ce qui sera le cas dans l’imaginaire), il ne constitue pas pratyaksa et ne peut pas être considéré comme étant une perception valide.
Mais Pratyaksa n’est pas suffisant
Prenons un exemple. La page sur laquelle ce texte est écrit parait blanche (perception directe). Mais si je souffrais de jaunisse, la même page apparaîtrait jaune. Alors est-ce que la page est réellement blanche ?
Sauf dans le cas de quelqu’un qui a réussit à dissoudre l’intégralité des vritti rajasic et tamasic de son citta, aucune perception directe ne peut être considérée comme étant complètement valide. Le citta prend certes la forme de l’objet que les sens lui présentent. Mais le citta en question a déjà plusieurs (des milliers si pas des millions de) vritti qui sont présents en lui.
Prenons un autre exemple. Si on met de l’argile dans un moule pour faire un pot, il prendra la forme du pot (perception directe suffisante). Cependant, si on met une assiette (elle-même composée d’argile) dans le même moule, est-ce qu’elle prendra la forme du pot ? (Perception directe insuffisante).
A distinguer de Yogi Pratyaksa
Seul les Yogis/maîtres ayant dissolu l’intégralité des vritti rajasic/tamasic peuvent avoir une perception directe qui peut être considérée comme étant suffisante pour constituer un pramana (leur citta, dans notre exemple, est comme l’argile). Et quand cette perception est tournée vers l’intérieur (sans l’utilisation des sens), elle devient capable de percevoir le reflet de la Conscience (citi shakti).
Cependant, il est important de se rappeler que durant son commentaire, Vyasa ne parle pas des yogis/maîtres accomplis, mais de tout le monde. Et dans ce cas-là, seule la perception directe d’un objet qui existe pourrait être considéré comme étant valide. Dit autrement, « ressentir l’énergie » ne peut pas constituer la perception directe à moins que la personne en question ai dissolu l’intégralité de ces vritti et elle est capable d’atteindre samprajnata samadhi avec son propre buddhi.
Qu’est-ce que l’on perçoit par la perception directe ?
Chaque objet a des qualités qui lui sont spécifiques et également qui sont générales (partagées par les autres objets du même genre). (L’école de Nyaya – à noter, c’est un grand sujet de débat chez les philosophes, par exemple en bouddhisme, en considère que l’objet n’a pas de qualité générale, mais uniquement spécifique, tandis que l’école de Mimamsa considère que seules les qualités générales peuvent être perçues).
Mais ici, Vyasa se base clairement sur l’école de Nyaya et considère que chaque objet a les qualités spécifiques et les qualités générales.
Il dit : prioritairement ce sont les qualités spécifiques qui sont perçues par la perception directe. (Notez ici : j’utilise le mot « prioritairement », ce qui signifie que l’on perçoit aussi les qualités générales, mais cette perception est secondaire).
Prenons un exemple. Un chien possède certaines qualités qu’il partage avec tous les chiens du monde. De même, il possède certaines qualités qui lui sont spécifiques (comme ses humeurs, sa façon de marcher, etc.).
Quand on voit un chien, avant tout on perçoit les qualités qui lui sont spécifiques. Et, en arrière-plan, on perçoit également les qualités qui sont partagées par tous les chiens du monde.
Cette perception se passe sur deux niveaux. Durant la première étape, il s’agit de la perception indéterminée (nirvikalpa) où malgré le fait que l’on a perçu les spécificités du chien en question, on n’est pas encore capable à les comprendre (ou les nommer). Durant la deuxième étape, il s’agit de la perception déterminée (savikalpa) où on devient capable de comprendre (et donc nommer) les spécificités du chien en question.
Quel est le résultat de Pratyaksa ?
Le résultat est le discernement non-distingué des fluctuations (vritti) dans le citta par Purusha, comme ci ces fluctuations étaient non-différentiables de lui-même. Purusha est la cause du discernement précis par Buddhi (l’intellect). Nous établirons cela dans la durée.
La question reste : qui perçoit à travers la perception directe ? Est-ce que c’est le citta (le champ du mental) ? Ou est-ce que c’est le Purusha ? Vyasa rentrera en détail sur ces questions dans les sutras suivants (II.20, IV.22). Néanmoins, il est utile de revoir le processus de la perception une autre fois.
Un objet est présenté aux sens. Les sens attirent/tirent/colorent citta vers l’objet en question. Sattva (coloré par tamas et rajas à moins que la personne qui perçoit a dissolu tous les vritti venant de rajas et tamas) rayonne sur l’objet. Citta prend forme de l’objet en question.
Mais est-ce que la lumière qui rayonne vient de sattva ? D’après Samkhya, Prakriti (la nature primordiale) est jada (inconscient). Expliquant cela, Vyasa dit : Le résultat est le discernement non-distingué des fluctuations (vritti) dans le citta par Purusha, comme ci ces fluctuations étaient non-différentiables de lui-même.
A noter ici : Samkhya considère Purusha comme étant immuable. Donc ces vritti n’affectent pas Purusha. Ils n’existent que dans le citta. Mais Purusha se rend compte de leur existence. Mais (sauf pour un yogi/maître) il n’est pas facile (voire possible) de distinguer le sattva du buddhi (intellect) et Purusha.
Sans Purusha, buddhi ne sera pas capable de percevoir. De même, c’est Purusha qui amène la précision dans le discernement de buddhi. Combien de précision Purusha peut amener ? Cela dépend entièrement de l’état du citta en question.
यथा दीपो निवातस्थो नेङ्गते सोपमा स्मृता | (yathā dīpo nivāta-stho neṅgate sopamā smṛitā)
योगिनो यतचित्तस्य युञ्जतो योगमात्मन: || 19|| (yogino yata-chittasya yuñjato yogam ātmanaḥ)
Bhagavad Gita VI.19
Tout comme une lampe dans un endroit sans vent ne clignote pas, l’esprit discipliné d’un yogi reste stable dans la méditation sur Soi. (L’état d’ekagra ou concentration intense).
Cependant, quand le même esprit est tourmenté (la lampe qui n’arrête pas de clignoter)… un exercice simple, essayons de lire un texte dans la lumière d’une lampe qui n’arrête pas de clignoter !
Anumana (l’inférence)
Si la perception directe nous donne les qualités spécifiques d’un objet, c’est l’inférence qui nous permet de déterminer les qualités générales de l’objet. Mais tout comme la perception directe peut être fautive (dû aux présences des vritti tamasic et rajasic), l’inférence peut également (et facilement) être fautive.
Prenons un exemple. Je souffre de la jaunisse et je regarde la page en face de moi. Elle parait jaune. Alors je dis : « toutes les pages sont jaunes ». Mais c’est une inférence fautive car simplement ayant vu une page ne me permet absolument pas de faire une généralité sur l’intégralité des pages qui peuvent exister dans le monde.
De même, « cette page est jaune ». C’est également une inférence fautive car il ne tient pas en compte le changement dans mon citta dû à la maladie (jaunisse).
Maintenant, si je montre cette page à plusieurs personnes. Et tout le monde me dit, non, cette page est blanche. Dans ce cas-là, l’inférence correcte sera : « cette page est probablement blanche ». Notez ici l’utilisation de « probablement ». Ne pouvant pas faire une perception directe par moi-même (à cause de la jaunisse), je ne peux pas catégoriquement déclarer que cette page est blanche. Mais vu que tout le monde la voit blanche, je peux dire que cette page est « probablement » blanche.
L’apprentissage de comment inférer correctement (avec logique) fut très important dans les traditions yogiques jusqu’à très récemment. Il était soit enseigné par l’étude de Nyaya Shastra (l’école de philosophie dédiée à pramana et logique), soit à travers les questions-réponses où on pointait les fautes de logique durant le processus d’inférence.
Prenons un exemple type de logique Nyaya :
- Proposition : Il y a le feu dans la montagne.
- Cause : On voit la fumée.
- L’exemplification : La fumée est produite par le feu comme dans le cas d’une cheminée.
- Récapitulation de la cause : On voit la fumée dans la montagne
- Conclusion : Il y a le feu dans la montagne
A noter : il s’agit ici d’un exemple de base pour montrer les 5 étapes utilisées en Nyaya. Néanmoins, l’exemple lui-même peut être considéré fautif dû à la limitation de l’exemplification : il peut y avoir d’autres causes à la fumée que le feu.
Agama (Témoignage venant d’une source fiable).
Une matière perçue ou inférée par une personne accomplie (maître) est enseignée par les mots afin de transférer la connaissance d’une personne à l’autre. Le vritti (fluctuation) généré par ces mots, ayant pour l’objet la matière et sa valeur, est l’acquisition par celui qui écoute (agama) (cognition verbale).
Chaque perception directe, chaque inférence produit également un vritti dans le champ du mental. Il est possible de transférer cette fluctuation d’un citta à l’autre. Il existe plusieurs méthodes pour transférer cette fluctuation. Par exemple, à travers le transfert de l’énergie du maître à l’élève (un processus utilisé durant l’initiation dans certaines écoles tantriques/yogiques). Néanmoins, la méthode traditionnelle (et la plus fiable) a toujours été via la voie orale où le maître explique/incite les questionnements, et l’élève acquiert les expériences du maître à travers la cognition orale, générant ainsi les fluctuations similaires dans son citta.
Cela constitue la troisième étape de pramana (l’épistémologie).
La question se pose, qu’est-ce qui constitue une source fiable ?
Traditionnellement, on considère les sources suivantes comme étant fiables :
- Un maître accompli (qui a réussit à dissoudre ses propres vritti et a donc atteint le niveau de perception directe fiable ainsi qu’une inférence fiable).
- Un texte qui a été déjà commenté et discuté (typiquement, les Védas, les Yoga Sutras, ainsi que les textes similaires) par d’autres maîtres.
Mais de nouveau, cela pose un problème : cela présume que l’élève a la capacité de discernement nécessaire pour distinguer un vrai maître d’n faux, et un texte fiable et un texte non-viable.
Prenons un exemple : une personne qui est de nature très agitée et a fait un burn-out. Cette personne se lance dans une pratique de Yoga qui apaise son esprit. Elle peut alors considérer que la personne qui lui enseigne Yoga est un vrai maître. Mais est-ce réellement le cas ? Est-ce que cet apaisement est dû à la présence de sattva ou de tamas dans l’esprit (les deux peuvent présenter exactement les mêmes symptômes superficiels si on ne sait pas les distinguer) ?
De même, une personne qui n’a absolument pas conscience de son corps lit un livre qui parle de la pleine conscience va de nouveau découvrir tout un autre monde qui lui était caché jusqu’à présent. Chaque condiment qu’elle consomme paraîtra comme ayant quadruplé de goût ! Mais est-ce que ce livre représente pour autant une source fiable ? (Certains des livres qui parlent de ce sujet et que j’ai pu lire sont remplis des fautes de logique, paresse intellectuelle, par exemple).
Comment atteindre le pranama qui amène vers la vraie connaissance ?
Je partage ici la façon dont l’épistémologie m’était enseigné :
- Il est important de comprendre l’importance de l’épistémologie. Sans cela, sans une voie claire qui permet de distinguer le vrai et le faux, aucune connaissance/enseignement ne peut être considéré fiable ou valable.
- Bien que les trois (la perception directe, l’inférence, le témoignage) puissent être suffisants pour avoir la preuve de vraie connaissance, jusqu’à ce que notre esprit atteint la capacité de discernement nécessaire, il est important d’utiliser les 3 ensemble (donc vérifier la perception avec l’inférence et avec le témoignage, et vice versa).
- Il est important de se fier aux textes déjà commentés/discutés au lieu des textes qui n’ont pas été commentés/discutés. Mais il est aussi important de les questionner.
- Il est pareillement important de questionner les dits du maître (et s’il n’est pas capable d’apporter une réponse claire et logique, de continuer de le questionner).
- Il est nécessaire d’augmenter nos compétences de discernement en étudiant la logique, en observant la vie autour de nous.
- Il est également d’une grande importance de se donner à la pratique de la méditation et des asanas pour aider l’esprit à atteindre l’état de discernement nécessaire. Et pour cette pratique, les points d’avant restent valable : donc ne pas se fier à n’importe quelle pratique mais plutôt à la pratique traditionnelle : mais en même temps la questionner.
- Etudier l’Ayurvéda (pour mieux comprendre les processus engendrés par la pratique yogique/tantrique dans le corps et l’esprit), mais en même temps rester ouvert aux découvertes récentes dans les sciences et la médecine (de nouveau en privilégiant les écrits/études venant de sources fiables).