शब्दज्ञानानुपाती वस्तुशून्यो विकल्पः॥९॥
śabda-jñāna-anupātī vastu-śūnyo vikalpaḥ ॥9॥
Ce qui dépend uniquement de la connaissance verbale mais qui est dépourvu d’un objet réel est le vritti que l’on appelle la cognition imaginaire (vikalpa).
Commentaire de Vyasa
La cognition imaginaire ne se manifeste ni en association avec la cognition réelle (prama) ni en association avec la cognition pervertie (viparyaya). Un usage apparaît, limité à l’exaltation de la connaissance verbale, mais pourtant dépourvu de toute substance. Par exemple : « La Conscience est la forme et la nature de Purusha ». Quand la conscience est elle-même purusha ; qu’est ce qui est désigné par quoi ? Normalement, il doit exister une relation opérationnelle dans une désignation, comme dans « la vache de Chaitra ».
Pareillement, « Purusha est inactif et les caractéristiques d’un objet lui sont refusées ». Ou « (quelqu’un qui s’appelle) Bana arrête, va arrêter, s’est arrêté ». Ici, seulement après la cessation de mouvement la signification du verbe est comprise. Ou « la qualité de Purusha est d’être dépourvu de naissance ». Ici, seulement l’absence de la qualité d’être né est comprise, mais pas les attributs particuliers associés à Purusha. Il est donc clair que ces qualités sont seulement imaginées et c’est seulement à travers cet imaginaire qu’elles sont rentrés en usage.
Mieux comprendre le commentaire de Vyasa
Avant de commencer à discuter ce sutra, il ne sera pas inutile d’approfondir le commentaire de Vyasa.
Il spécifie : Vikalpa (cognition imaginaire) n’est absolument pas lié à pramana (preuves amenant vers la cognition réelle) ou à viparyaya (la cognition pervertie). Pourquoi ? Parce que la cognition réelle ainsi que la cognition pervertie ont, toutes les deux, un objet réel comme base. Ce n’est pas le cas de la cognition imaginaire. En ce qui concerne Vikalpa, il s’agit avant tout d’une connaissance verbale sans base. C’est-à-dire, quelqu’un dit quelque chose, ça parait « beau/intéressant/etc. » et donc c’est accepté comme usage malgré du fait qu’il n’a absolument aucune base dans la réalité.
Il utilise l’exemple : « La Conscience est la forme et la nature de Purusha ». Pourtant cette phrase est entièrement sans valeur. Pourquoi ? Car une simple étude de Samkhya/Nyaya est suffisante pour se rendre compte que La Conscience est Purusha. Alors de quelle autre conscience parlons-nous ?
Il donne d’autres exemples (comme celui de quelqu’un qui s’appelle Bana). Mais, bien que cette phrase (Bana arrête, va arrêter, s’est arrêté) paraisse correcte, elle n’a aucune valeur philosophiquement puisque la vraie nature de Bana est sa conscience, et la conscience existe en dehors d’espace-temps (et donc l’idée de bouger ou d’arrêter n’est absolument pas valable en ce qui concerne la conscience). De même « la qualité de Purusha est d’être dépourvu de naissance » – ici, l’absence d’une qualité ne peut pas être considéré ecomme étant une qualité.
Discussion
Je considère qu’il est important ici de bien comprendre la distinction entre pramana, viparyaya et vikapla, d’autant plus que pour un esprit qui n’a pas atteint le discernement, les trois peuvent paraître exactement les mêmes.
Prenons alors l’exemple de la lune. Durant la nuit, la lune donne la lumière (perception directe). Pourtant, durant l’éclipse lunaire (quand la lune passe sous l’ombre de la terre), elle ne donne aucune lumière (perception directe). Clairement alors (inférence), la lune ne peut pas posséder sa propre lumière (sinon elle brillera même sous l’ombre de la terre) et ne fait que refléter la lumière d’une autre source (le soleil – à travers témoignage). Cela constitue un pramana (preuve amenant vers la cognition réelle) car 1. Il se base sur la perception d’un objet et 2. Il utilise toutes les variables afin d’inférer correctement la nature lumineuse de la lune.
Maintenant prenons le cas de quelqu’un qui ne prend pas en compte les éclipses lunaires (avidya – ignorance venant du fait que l’on ne tient pas en compte l’intégralité des variables). Il dit alors : « la lune est une source de lumière ». (Viparyaya – cognition pervertie par une inférence erronée).
Mais si je dis : « Tous les 28 jours, un démon arrive et mange la lune » – cela devient vikalpa (cognition imaginaire) car ce n’est basé sur aucune perception (du démon, qui n’est alors pas un objet réel), mais simplement ma parole.
Très souvent on entend ce genre de phrases (surtout dans la spiritualité) : « ce n’est pas parce que l’on ne le voit pas que cela veut dire que ça n’existe pas ». C’est exact. Mais il est aussi important de comprendre que « simplement parce que rien ne prouve que cela n’existe pas n’est pas une preuve d’existence non plus. » Le manque de preuve d’inexistence ne peut et ne doit pas être pris comme une preuve d’existence.
La question se pose : qu’est ce qui crée vikalpa ? Ici, la phrase de Vyasa est fort intéressante. « Un usage apparaît, limité à l’exaltation de la connaissance verbale, mais pourtant dépourvu de toute substance. » Le mot que Vyasa utilise est « mahatmya » qui peut être traduit comme l’exaltation mais aussi la gloire et le pouvoir.
Les mots ont un pouvoir. Purusha est observateur mais ce n’est qu’à travers le citta qu’il peut observer. Le rôle de citta est de permettre l’observation. La partie la plus subtile de citta est buddhi (l’intellect) qui est intimement liée à sabda (parole/mot/langage). Tant que l’on ne met pas un mot sur le phénomène, il reste incompréhensible par le citta, et donc, sauf dans le cas de Samadhi, impossible pour Purusha à observer. (PS : cela explique également le pouvoir des mantras en Hindouisme).
Maintenant, imaginons le citta en face d’un phénomène qu’il n’a jamais rencontré. Afin d’aider la compréhension, il va chercher à placer un mot sur le phénomène. Ce qui va en suivre c’est un effet d’exaltation de la connaissance verbale (si le citta réussi). (Si vous avez vécu dans un pays étranger où très peu de personne comprennent votre langue, vous avez sans doute ressenti l’exaltation en question quand, pour la première fois, vous arrivez à exprimer quelque chose dans leur langue !).
Pourquoi l’exaltation/la gloire ? Parce que citta a réussi sa raison d’être. Cette exaltation est également présente en ce qui concerne pramana et viparyaya, mais en ce qui concerne vikalpa, seulement cette exaltation existe (donc limitée à l’exaltation de la connaissance verbale).
Reprenons un autre exemple :
- Monsieur A va à la plage. Il perçoit une coquille. Il la voit, la touche et tout confirme que c’est une coquille. Donc il dit il y a une coquille sur la plage. (Pramana = preuve amenant vers la cognition réelle).
- Monsieur B va à la plage. De loin, il perçoit quelque chose qui lui parait comme argent (l’effet de la lumière sur la coquille). Il ne prend pas la peine de vérifier s’il s’agit bien de l’argent mais il dit : « il y a de l’argent sur la plage ». (Viparyaya = cognition pervertie).
- Monsieur C ne va pas à la plage. Mais décide de prononcer quand même : « il y a l’argent sur la plage » (Vikalpa = cognition imaginaire n’ayant aucune base dans le réel).
Il existe plusieurs styles de vikalpa. Parfois, cela incite à la non-distinction entre deux objets qui sont pourtant différents (cas : buddhi et purusha). Parfois, cela crée la distinction là où aucune distinction existe (comme dans l’exemple de Vyasa où on parle de la conscience comme étant la nature de purusha malgré du fait que purusha et la conscience sont la même chose).
Si vous remarquez, viparyaya (la cognition pervertie) n’a absolument aucune utilité (et ne nous avance pas du tout). Mais ce n’est pas tout à fait le cas de vikalpa (cognition imaginaire). Dans un cadre philosophique, vikalpa est utilisé pour exprimer les idées qui transcendent la capacité de buddhi (comme la nature de purusha ou la nature de Brahman). Ils sont utiles car ils nous permettent d’avancer sur le chemin. Dans un cadre plus pragmatique, les contes et les fables furent utilisés pour expliquer la vie aux enfants ainsi que pour transmettre la connaissance (comme la mythologie).
Mais le problème intervient quand vikalpa est confondu pour pramana. D’ailleurs, la plupart des écoles spirituelles (y compris les écoles yogiques) sont remplies de cas où vikalpa (sans doute utilisé comme un outil d’enseignement) est par la suite pris pour pramana (à travers témoignage).