L’art du lâcher-prise

L'art de lâcher prise

Je me rappelle l’insouciance de mon enfance. Ce n’était pas que la vie était facile. Le Delhi où j’ai grandi fut une ville bien tourmentée. Des évènements graves et d’autres moins graves mais tout aussi perturbants s’enchainaient avec une régularité bien féroce. Mais ces évènements passaient. Les chapitres se fermaient. On passait à autre chose.

On ne prononçait pas les phrases comme lâcher prise à cette époque-là. On ne savait même pas ce que ça voulait dire. Ça se faisait presque automatiquement. C’était un mode de vie plus qu’autre chose : ne pas trop se prendre la tête avec des choses qui ne sont nullement sous notre contrôle.

Aujourd’hui les slogans comme « restez zen » et « lâcher prise » sont souvent prononcés. Pourtant peu y arrive réellement. Qu’est-ce qui a changé ? Comment peut-on arriver à lâcher prise ?

« Karmanye vadhikaraste, ma phaleshu kadachana » nous explique Sri Krishna en Bhâgavata Gita « Nous avons le droit d’agir. Mais nous n’avons aucun droit aux fruits de nos actions ».

Guna – Les trois qualités de notre esprit.

La psychologie en ayurvéda se base sur les trois guna (qualités) de notre esprit : sattva (création, équilibre), rajas (dynamisme, activité) et tamas (destruction, inertie). Notre esprit contient ces trois qualités et a d’ailleurs besoin des trois. Rajas guna c’est celui qui crée l’activité. Tamas, durant le sommeil, permet à notre corps et notre cerveau de se reposer et récupérer. Mais pour le bien-être psychologique (et physique, puisqu’en ayurvéda on considère que l’esprit a un impact sur le corps et vice versa), notre esprit doit rester sattvic (prédominance de sattva guna) la plupart du temps.

Quand sattva est prédominant dans notre esprit, nos centres psychiques émotionnels sont apaisés. Notre conscience arrive facilement à accéder à Vijnānamaya kosha (le corps d’intellect), ce qui lui permet de mieux discerner le vrai du faux. Nous avons du recul et nous ne sommes pas influencés par nos peurs ou nos désirs. Nous arrivons à percevoir les choses telles qu’elles sont et prendre de meilleures décisions avec aisance. Tout cela aide notre être à rester équilibré. La paix interne se manifeste. Il devient alors facile de lâcher prise. D’ailleurs l’état de « zen » c’est précisément ça : un esprit où le sattva guna est prédominant.

Les problèmes surviennent quand c’est rajas ou tamas qui devient prédominant. La prédominance et le déséquilibre de ces deux guna sont la source de nos maux psychologiques d’après l’ayurvéda parce que quand l’esprit est dans ces états, cela cause prajnaparadha (les fautes d’intellect) du au manque de recul et discernement.

Les trois états de notre esprit - Les guna

Rajas et Tamas

Afin de mieux comprendre pourquoi la prédominance de ces 2 guna cause les fautes d’intellect, regardons de près ce qui se passe quand notre esprit rentre dans ces deux états.

En rajas, nos centres psychiques émotionnels deviennent rapidement hyperactifs. Dans cet état mouvementé, notre conscience a beaucoup plus de mal à accéder à notre intellect. La sensation de souffrance s’accentue (la souffrance existe également en tamas, mais comme l’esprit est inerte, notre conscience s’en rend moins compte). Chaque douleur devient disproportionnée. Le plus de temps cet état dur, le plus il devient difficile pour notre conscience de discerner le vrai du faux ou de prendre du recul vis-à-vis les événements autour de nous. Afin de se stabiliser, l’être cherche à s’accrocher à son égo. La satisfaction du moment devient le mot clé et nous avons tendance à donner une importance démesurée à nos acquis matériels. L’esprit cesse de vivre dans l’instant présent et pense sans arrêt à l’avenir ou encore au passé.

Cet état demande des réservoirs énormes d’énergie de la part de notre corps. Peu à peu l’énergie s’épuise et l’esprit rentre dans un état de tamas qui se manifeste déjà à travers un sommeil excessif, la paresse, les frustrations et la dépression. Il devient impossible pour notre conscience d’accéder à notre corps d’intellect. Les cycles vicieux d’autodestruction et d’addiction démarrent.

Un monde de rajas même si tamas n’est jamais bien loin.

Les différents états d’esprits ont un impact sur le corps (les dosha) et vice versa. Décortiquons un peu nos vies modernes. Presque depuis l’enfance, ce ne sont plus que les buts qui comptent. La société nous juge uniquement à travers nos réussites, nos échecs et nos bien matériels. Sur cela s’ajoute le temps que nous passons devant les écrans (qui vicient le vata dosha et donc incite notre esprit à rester dans rajas), les vies bien, bien mouvementées avec une surdose du stress. Un flux d’information presque constant assure que nous cogitons sans arrêt. Même nos méthodes de divertissement sont de plus en plus rajasic – que ce soit devant le télé, dans les boites, ou même cette envie de découvrir tout un pays en 3 jours ! Même le yoga, qui fut une voie sattvic, est devenu juste rajasic du fait que nous ne nous concentrons que sur asana abhyāsa (l’entrainement pour tenir les asanas) et nous avons laissé de côté tout le reste qui rendait le yoga sattvic.

Le yoga nous montre toujours la voie mais ce n’est pas un yoga des asana. Afin de pouvoir lâcher prise et rendre l’esprit plus sattvic, il est important d’approcher le yoga autrement.

Il s’agit du voyage, pas de la destination.

Il s'agit de voyage, pas de déstination

Nous abordons tous le yoga avec des buts et des attentes différentes. En soit, c’est bien. Avoir des buts et des attentes spécifiques nous motive et permet de lancer une bonne dynamique. D’ailleurs, si vous venez à un de mes cours, je vais également essayer de mieux comprendre vos attentes car je trouve que ça m’aide à mieux vous enseigner.

En contrepartie, une fois la dynamique est lancée, il est également important d’oublier ces buts et ces attentes ; et s’immerger uniquement dans le processus.

« Karmanye vadhikaraste, ma phaleshu kadachana » nous explique Sri Krishna en Bhâgavata Gita « Nous avons le droit d’agir. Mais nous n’avons aucun droit aux fruits de nos actions ».

Ce verset résume en lui toute la philosophie du yoga : la seule chose qui est dans notre contrôle c’est ce que nous faisons (ou ce que nous ne faisons pas). Ce qui découlera de nos actes n’est jamais réellement dans notre contrôle – et cela ne sert à rien de penser sans arrêt aux fruits hypothétiques de nos actions.

Donc quelque part, afin de pouvoir lâcher prise… il faut oublier que l’on souhaite lâcher prise. Une des manières de mettre en œuvre cette philosophie est en nous concentrant sur notre souffle au lieu de nous concentrer sur ce que nous souhaitons atteindre.

Klesha – prendre conscience des causes de notre souffrance.

Klesha - Les 5 poisons d'esprit

Avidya asmita raga dvesha abhinivesha pancha klesha. – Yoga Sutra II.3

Il y a 5 « poisons » qui nous afflige la souffrance, nous explique Patanjali. L’oubli ou la méconnaissance (avidya ou l’ignorance). L’individualité et l’égoïsme (asmita). L’attachement aux impressions mentales et aux objets (raga). L’aversion aux schémas des pensées ou aux objets (dvesha – qui est l’antonyme de raga). Croyance que ces objets représentent la vie, s’accrocher à ces choses et avoir la peur de mort (abhinivesha).

Pourtant, il ne suffit pas de lire et croire ce que nous dit Patanjali. Avant de pouvoir atteindre l’état de lâcher-prise, il est important de se rendre compte des liens qui ont une prise sur nous. Ce n’est qu’une fois notre conscience arrive à reconnaitre et observer ces klesha que le travail de lâcher-prise peut démarrer.

Dans cette étape, il est important de comprendre que la conscience en yoga ne signifie pas simplement « savoir ». Mais surtout pouvoir observer sans jugement. Donc se dire : « je suis trop attaché à mes acquis matériels et c’est mal » ne nous avancera pas. Cela ne créera qu’un autre poison : dvesha. Notre travail démarrera quand nous arrivons à simplement se dire : « Je suis attaché à mes acquis matériel » sans jugement de notre part.

Ce travail se fait à travers la méditation où, une fois nous avons réussi à atteindre un état de calme mental, nous creusons ce qui nous nuit (eh oui ! la méditation n’est pas faite dans le but de se relaxer !).

Aparigraha – la non-convoitise.

Même le yoga, qui fut une voie sattvic, est devenu juste rajasic du fait que nous ne nous concentrons que sur asana abhyāsa (l’entrainement pour tenir les asanas) et nous avons laissé de côté tout le reste qui rendait le yoga sattvic.

Une fois nous avons pris conscience des causes de notre souffrance, il est temps de commencer à intégrer les yama (éthiques) et les niyama (observances) du yoga dans notre vie. Il fut un temps où certains maitres refusaient d’enseigner une seule asana à élève qui n’avait pas compris et intégrer ces yama et niyama dans sa vie. Je ne suis pas d’accord avec cette méthodologie car je considère qu’il est important de travailler le corps et l’esprit en même temps. Mais comparé à ce qui se passe maintenant où l’on ne parle même plus de ces yama et niyama… c’était quand même une meilleure méthode !

Parmi les yama est le yama d’aparigraha ou la non-convoitise. Mais il ne s’agit pas uniquement de l’appétence des acquis matériels. Que ce soit les plaisirs sensoriels, l’affectif ou encore relationnels : tout cela représente également les éléments que nous convoitons.

Un rite pour aparigraha. Dans les temps anciens (même si ce rite se pratique encore de nos jours), tous les matins et tous les soirs, les familles se réunissaient devant le soleil. Ils versaient le lait dans le feu en disant : « Il n’est pas à moi, il est à toi ». Ce lait était important pour ces familles. C’est ce qui leur permettait de vivre. Ils n’offraient bien entendu pas tout leur lait. Mais quand même assez pour en ressentir le manque.

Depuis ces temps anciens, l’idée d’offrande s’est bien vulgarisée. Ce qui fut une pratique pour développer l’aparigraha s’est rapidement transformé dans une méthode d’enrichissement pour certains (notamment les temples et les prêtres). Pour d’autres (ceux qui offraient), c’est devenu une manière de se sentir « important » dans les yeux de dieu et de la société.

Mais l’idée de base reste toujours valable : offrir ce qui nous est cher, sans attendre quelconque retour. A qui offrir ? A votre choix ! Quoi offrir ? Ce qui a de l’importance pour vous. Prenons l’exemple d’un homme extrêmement riche. Si cet homme offre une partie de sa fortune pour créer une école dans sa ville, c’est de la compassion mais pas forcément l’aparigraha. Mais si ce même homme offre un stylo qui ne vaut que 1 euro mais qui lui est cher pour quelconque raison ; c’est aparigraha.

Les autres yama et niyama

Dans cette société qui nous pousse à la consommation (et sans réfléchir), je considère que l’aparigraha est un des yama les plus important à intégrer dans nos vies afin de pouvoir lâcher-prise. Néanmoins, les autres éthiques et observances du yoga sont également importantes. D’ailleurs leur seule raison d’être c’est de rendre notre esprit de plus en plus sattvic. Que ce soit notre hygiène et discipline de vie, l’importance d’introspection ou encore le contentement : si nous les décortiquons, il est facile de comprendre leurs impacts sur notre esprit.

Si l’article n’était pas déjà devenu un pavé, j’aurais discuté chaque yama et niyama et son impact sur lâcher prise. Je le ferai quand même – mais dans les articles séparés.

Le rôle des asana et des pranayama dans lâcher-prise.

Pavanmuktasana aide à libérer l'apana vayu

Un article sur yoga qui ne parle pas du tout des asanas ! Bon, faut pas exagérer ! L’état de notre esprit impacte nos dosha et nos dosha impactent notre état d’esprit. Et c’est ici que les asana, pranayama ainsi qu’asana abhyāsa (asana abhyāsa signifie l’entrainement pour les asana – c’est ce que l’on nous enseigne dont plupart de cours de yoga) deviennent importants.

Si nous décortiquons le yoga du point de vue purement technique (d’ailleurs c’est valable pour le tantra aussi) ; toute la pratique se base sur une seule idée : accroitre et contrôler le prana. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un yogi cherche l’état de sattva car c’est uniquement dans cet état que nous pouvons contrôler le prana.

Les asanas nous permettent de travailler directement sur nos dosha. Chaque asana a un impact différent sur les 5 prana principaux de notre corps. Mais en ce qui concerne le lâcher prise, il y a certain que je trouve plus utile que d’autre : notamment les torsions (qui permettent de libérer l’énergie au niveau de notre abdomen) et pavanmuktasana (ce qui permet de libérer apana vayu, le prana responsable de l’évacuation).

De même, en ce qui concerne les pranayamas, les pranayamas de style Vishama Vritti où nous expirons plus longtemps que nous inspirons aide à instaurer l’état de lâcher prise.

Une pratique pour le lâcher prise.

L’article est long, mais quelque part pas assez car j’ai l’impression d’avoir touché ces principes que du bout des doigts. Mais essayons tout de même de résumer tout cela afin de créer une pratique qui nous permettra de lâcher-prise.

  1. Se rendre compte du problème : Tant que l’on ne sait pas qu’il y a un problème, quasiment tout ce qui suit reste entièrement inutile.
  2. Avoir conscience des klesha (ce qui inflige la souffrance) : Commencer à capter ce qui est derrière notre manque de lâcher prise et notre souffrance.
  3. Se concentrer sur le processus au lieu de but : Oubliez que nous faisons tout cela dans le but de lâcher prise et rester concentrer uniquement sur le processus. Notamment en gardant notre attention sur notre souffle et en expirant en bien vidant nos poumons.
  4. Discipline et hygiène de vie : mettre en place une discipline de vie qui se base sur la modération et qui est régulière aide énormément à garder l’esprit dans l’état sattvic car ça permet de simplement « faire » sans pour autant stresser l’esprit.
  5. Une pratique régulière des asana qui termine avec la méditation : Notamment en y intégrant les asana avec les torsions et les asana qui aident à l’évacuation. Mais il est important de terminer cette pratique avec un travail sur le souffle ainsi que la méditation. Les asana nous aident à libérer l’énergie. Mais c’est à travers des pranayama et méditation que l’on obtient le contrôle sur ces énergies.
  6. Epouser la non convoitise : Commencer à réfléchir à ce dont nous avons besoin pour être bien dans nos vies sans pour autant rentrer dans la convoitise de tout, que ce soit les acquis matériels ou l’affectif ou sensoriel.

Et pour terminer… une méditation.

Le feu - le dieu des prêtres et le prêtre des dieux

L’agni (le feu) est le dieu des prêtres et le prêtre des dieux, dit-on. L’idéal pour cette méditation est le vrai feu mais ce n’est pas toujours possible dans les appartements parisiens ! Remplaçons-le alors par une bougie. Asseyez-vous dans une posture confortable qui permet de garder votre dos droit. Prenez le temps de réguler votre respiration en prenant 2 fois plus de temps à expirer qu’inspirer. Amenez votre conscience dans le feu en vous concentrant dessus. Avec chaque expiration, offrez vos envies et vos désirs au feu en les laissant brûler et se purifier dans la flamme.

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Pour moi, le Yoga est un voyage qui a démarré quand j'étais à peine adolescent... mais ce n'était pas le Yoga tel qu'il est pratiqué de nos jours. Il s'agissait surtout d'un art de vivre, une quête vers le Soi, un désir de s'interroger. Aujourd'hui, à travers Abhisaran, j'essaie de transmettre cette approche globale et holistique du yoga qui travaille à la fois le corps, la psyché et l'esprit, tout en s'appuyant sur l'Ayurvéda et le Tantra.

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